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Critique du livre de Ralph Ibbott « Ujamaa : l’histoire cachée des villages « socialistes » de la Tanzanie » et comment on m’a menti en Tanzanie.

Critique du livre de Ralph Ibbott « Ujamaa : l’histoire cachée des villages « socialistes » de la Tanzanie » et comment on m’a menti en Tanzanie.

Source : https://www.lowimpact.org/review-ralph-ibbotts-book-ujamaa-hidden-story-...

Posté le 10 mars 2016 par Dave Darby de Lowimpact.org

 

J’ai un intérêt particulier pour ce livre. Jeune homme pendant les années 1980, j’avais lu Ujamaa de Julius Nyerere (Swahili pour "solidarité", "unité" ou "famille"). J’ai été marqué par sa vision d’une société coopérative, non hiérarchisée, basée sur des villages durables où les hommes et les femmes sont égaux et les habitants sont maîtres de leur destin, sans ingérence extérieure. J’ai été ensuite enthousiasmé quand j’ai lu que sous la présidence de Nyerere, toute la Tanzanie rurale était gérée de cette manière. N'ayant pu trouver davantage de détails, j’ai donc travaillé pendant trois ans comme jardinier pendant la journée et comme serveur la nuit, j’ai épargné tous mes salaires, vendu tous mes biens et  je me suis rendu en Tanzanie en 1990 pour me rendre compte de mes propres yeux.

Mon expérience du système Ujamaa :
Je me suis rendu à Dar-es-Salaam dans un bus bruyant et j’ai passé deux semaines à visiter les ministères, implorant  la permission de visiter un village Ujamaa, jusqu'à ce qu’on m’y emmène en jeep. C’est ainsi que j’ai passé plusieurs semaines dans les villages Ujamaa de Chanika et Mvuti. Le soir, je m’asseyais sur le plancher d’une cabane et partageais le repas des villageois, servi dans un grand plat rond. L’un d'eux, qui avait fréquenté une université d’Allemagne de l’Est à l’époque, traduisait pour moi. Voici ce qu’ils m’ont dit :
Sur une population de 24 millions d’habitants, 20 millions de Tanzaniens vivaient dans des villages Ujamaa. Chacun cultivait et élevait des animaux pour son usage personnel sur sa propre parcelle. Ils travaillaient aussi deux jours par semaine sur des parcelles collectives, dont les cultures de rapport permettaient d’acheter du matériel pour le village, comme un camion ou un moulin à céréales.
Les membres de ces tribus s'entendaient bien et se mariaient entre eux, de même que les chrétiens et les musulmans.
Chaque groupe de 10 foyers élisait un de leurs membres pour siéger au comité de village. Chaque comité de village élisait un représentant au Comité de district, qui à son tour élisait un représentant au comité régional, qui  lui-même élisait un représentant au gouvernement national.
C’était comme cela. Les délégués étaient choisis pour leurs qualités personnelles par des gens qui les connaissaient bien, sans aucune campagne électorale et avec un seul parti, le Chama Cha Mapinduzi (parti de la révolution).

 

Je travaillais dans les champs, jouais au football et buvais du Ngongo avec eux. Je les regardais construire des maisons avec du bois de la forêt, de la boue et du chaume.
J’ai trait des vaches pour la première fois et mon végétarisme a pris fin le jour où mon hôte m’a offert du ragoût de poulet, car je ne voulais pas être impoli. Chacun s’occupait de l'autre, pas besoin d'hypothèque, ni d'argent ou d'assurance.
En plus, tous les aliments étaient locaux et bio, et tous les animaux étaient élevés en plein air, ce qui m'a réconforté au sujet de mon écart alimentaire.
A mon départ, j'étais toujours amoureux de Nyerere et de son idée. Mais plus tard, de retour à la maison, j’ai lu que l’expérience d’Ujamaa avait échoué dans les années 80, et que seulement quelques villages avaient survécu.
La gauche reprochait à la Banque mondiale d’avoir refusé les prêts dont la Tanzanie avait besoin pour acheter du pétrole (le pétrole ne peut être acheté qu’en dollars, mais c’est une autre histoire). Il y a eu ensuite des élections multipartites et le système Ujamaa a été dissocié du gouvernement. La droite lui reprochait son incompétence économique.
Je n'ai absolument rien trouvé qui rendait compte fidèlement de ce qui s'était vraiment passé en Tanzanie.

C'est Ralph Ibbott qui m’a éclairé
J’étais donc très emballé par la publication de ce livre. Selma James, qui avait rédigé l’introduction, était allée interviewer Ibbott à propos d’un livre sur la Tanzanie et a découvert son manuscrit, qui était resté dans un tiroir pendant 40 ans. Ibbott avait été impliqué dans les premiers villages Ujamaa,  et il s’agissait donc d’un témoignage de première main. Ce fut une révélation incroyable pour moi, d'apprendre que tout ce que je croyais à propos du système de Ujamaa était faux, et qu'on m’avait menti.
En 1960, un jeune homme nommé Ntimbanjayo Millinga lut également le récit de Nyerere et fut, comme moi, inspiré. Il s'est lancé avec environ 14 amis,et s'est mis à faire exactement ce que suggérait Nyerere : organiser la terre en villages coopératifs, travailler ensemble et s’auto-organiser, arriver à des décisions par consensus plutôt que par vote. Leurs épouses ne les ont rejoints que plus tard. Ils devaient tout construire de toutes pièces, et affronter les lions en défrichant la terre. Ibbott a rencontré Millinga après qu'il ait été expulsé, avec sa femme et ses enfants, du pays qu’on appelait alors la Rhodésie de l’apartheid, pour avoir installé une colonie multiraciale . En 1963, ils ont rejoint Litowa — un village neuf de Millinga, dans le district de Ruvuma, au sud de la Tanzanie. En tant qu’étranger, Ibbott intervenait comme conseiller, mais ne prenait pas part aux réunions de prise de décision.
 
L’Association de développement de Ruvuma (RDA) a été mise en place par les villageois, avec comme objectif de propager la vision de Nyerere d'implanter des villages auto-gérés  dans toute la Tanzanie. Le point le plus important de la conception de Nyerere était que les villageois se réunissent et s’auto-gèrent,et qu'ils ne soient jamais, en aucune circonstance, gérés ou contrôlés de l’extérieur.

 La RDA était en effet une fédération des coopératives de production. Les employés des villages et ceux de la RDA s'acquittaient de leurs tâches officielles en dehors des heures où ils travaillaient la terre avec les autres. Ils devaient trouver un juste équilibre entre travailler à rendre les villages forts et diffuser l’idée d’ujamaa au reste de la Tanzanie, mais sans qu'on leur porpose une hausse de salaire ni un logement plus chic que quiconque. Ce n’était évidemment pas le cas dans d’autres projets de développement menés par le gouvernement en Tanzanie.

A la fin des années 1960, l’Association comprenait 17 villages, dont plusieurs avec plus de 80 familles. Ils produisaient toute leur  nourriture, construisaient de bonnes maisons en briques de terre crue et bois, cultivaient le tabac comme culture de rapport. Ils avaient mis en place des écoles, des dispensaires, des pompes à vérin hydraulique pour tirer l’eau courante, des scieries, des entreprises de filage et de tissage, des ateliers de mécanique et un moulin à céréales. Les  membres potentiels passaient trois jours dans un village et retournaient chez eux pour prendre la décision ou non de rejoindre la communauté.Si oui, ils emménageaient avec leur famille dans un village pour une période d'essai de six mois, pendant lesquels ils partageaient le travail au  village. Ensuite, si les deux parties étaient satisfaites, on leur donnait un terrain pour construire leur maison.
 

La RDA contre L’ELITE
Nyerere affirmait que lorsqu’on lui demandait ce qu’était réellement ujamaa, il suggérait la visite des villages de la RDA pour le découvrir. Toutefois, au fil des années, la RDA a attiré l’attention de l’élite du pays : les membres du Comité central du parti, les commissaires régionaux, les fonctionnaires etc... Ils voyaient clairement (et correctement) que leur position privilégiée serait menacée si ce système gagnait du terrain. Les dirigeants nationaux et régionaux étaient choisis par un système qui venait de la base, un système dont ils ne faisaient pas partie. La pensée de perdre leur emploi au profit de paysans, et de devoir trouver un autre emploi — peut-être même de rejoindre les villages et travailler la terre — ne les intéressait pas du tout. Ils s’opposèrent à la RDA dès le début ; secrètement dans un premier temps, parce que le président du pays soutenait personnellement la RDA. Mais les fonctionnaires de la RDA affirmaient qu'en privé des représentants du gouvernement leur avaient dit qu’ils finiraient par les anéantir . Ibbott pensait qu’une autre raison de leur opposition était la totale impossibilité d’obtenir du RDA des pots de vin pour augmenter leur salaire.
Un administrateur local, à un moment donné, a convoqué une réunion des cadres de la RDA pour essayer de discréditer Millinga, qui gravissait les échelons vers le gouvernement national, affirmant qu’il travaillait dans son propre intérêt et non dans celui des villageois. Cela montrait son incompréhension du fonctionnement de la RDA et de la relation entre Millinga et les villageois. Millinga se considérait l’un d'entre eux, il travaillait avec eux, et il a construit sa maison en bois et en terre dans un village, alors qu'il aurait pu occuper une maison plus grande en ville. Les fonctionnaires de la RDA ont dit au bureaucrate magouilleur de s'occuper de ses affaires. Plus tard la même année, Nyerere a écrit une note pour les fonctionnaires régionaux leur demandant de diffuser le concept de la RDA dans toute la Tanzanie, et ce même fonctionnaire a dû mettre en œuvre cette politique au Ruvuma. Ce qui a dû  lui faire bien mal. Les hauts fonctionnaires et le parti ont exercé des représailles en retirant des contrats publics à la RDA comme la scirie et le moulin à céréales.

En 1967, dans le cadre de sa fameuse déclaration d’Arusha, Nyerere a plafonné  la fortune que les politiciens pouvaient accumuler. Ce n’était pas du tout un problème pour les membres du RDA, même si Millinga était alors devenu député. Mais vous pouvez imaginer l’indignation de l’élite et le désir intense de se débarrasser de la RDA. Ils ont d'ailleurs enfin réussi en 1969, lorsque le parlement a voté la dissolution de l’association et la confiscation de ses biens. Nyerere était presque le seul à s'y opposer, mais il a accepté sa décision. C'est uniquement grâce au soutien de Nyerere que la RDA a duré si longtemps. À un moment donné, il disait que si des responsables du parti voulaient harceler les villageois, il  faudrait d’abord tirer une balle sur lui. Il s’est avéré qu' ils ont trouvé un moyen d’intimider les villageois sans tirer sur le Président.

L’excuse de l’élite pour son opposition à la RDA était que le développement organique de la RDA était trop lent et par conséquent l'argent et les efforts étaient déversés dans  les programmes gouvernementaux qui imposaient par la force la collectivisation aux Tanzaniens ruraux, créant des parodies de villages ujamaa . Chanika et Mvuti, les villages qui m’ont tellement impressionné en 1990, faisaient partie de ce programme ; mais peut-être qu’on m’a montré les meilleurs exemples ; peut-être que je n'ai pas vu ce qui se passait dans les coulisses. Dans l’ensemble, la transformation des villages ne fonctionnait pas bien, en raison du manque d’engagement des membres qui ne voulaient pas initialement en faire partie. La plupart des villages n’ont pas pu être autosuffisants en nourriture, et ont sollicité des aides de l’État.
 
Ujamaa n'est en aucun cas un concept dépassé

Ujamaa représente maintenant le programme de collectivisation des villages ("villagisation") des années 1970, après la destruction de la RDA. En fait, c’est la seule chose écrite sur la page Wikipedia de « ujamaa » – sans aucune mention de la RDA. Mais la RDA était tout sauf le programme de « villagisation » d’Ujamaa. En fait, dans son livre Liberté et Développement, Nyerere avait écrit en 1968,  : « un village ujamaa est une association bénévole de personnes qui décident de leur plein gré de vivre ensemble et de travailler ensemble pour leur bien commun. Eux, et personne d’autre, prendront toutes les décisions relatives à leur travail et à leur mode de vie ». Ce n’était clairement pas le cas pour les soit-disant villages Ujamaa après 1969. Ibbott critiquait Nyerere sur un point, le pouvoir qu’il avait donné au comité central vénal du parti. Ironie du sortt, Nyerere tentait d’éviter la tyrannie de l’ « homme fort », comme s’était le cas dans d’autres régions d’Afrique, mais en essayant d’être plus démocratique, il a contribué à la destruction de sa vision bien-aimée de l’ujamaa.
Imaginez que la RDA ait survécu, qu'elle se soit étendue de la même manière que le programme de villagisation, dans l’ensemble de la Tanzanie rurale. Pensez-vous une seconde qu’un véritable système Ujamaa aurait été accepté ou même autorisé par la communauté internationale ? Bien sûr que non. Toute tentative par la population, de s’organiser de manière coopérative, non hiérarchique, plutôt que d’être contrôlée par le haut soit par la gauche soit par la droite, a été diabolisée et réduit à néant — de la Commune de Paris et du territoire libre de Makhno en Ukraine à la CNT pendant la guerre civile espagnole. Les puissants ont même réussi à diaboliser le nom de ce genre d’organisation, en semant la confusion dans l’esprit des gens, en l’assimilant à de l’anarchisme, de la violence et au chaos. Puisque vous lisez cet article, vous réalisez sans doute que c’est tout à fait le contraire. Cependant, la plupart des gens ne s'en rendent pas compte, ce qui signifie que les puissants ont largement réussi.
 
Cependant, ce que nous avons maintenant, qu’aucun de ces groupes n’avait, y compris le Ruvuma Development Association, c'est internet. Faites des recherches en ligne avec les mots systèmes d'énergie des collectivités, agriculture soutenue par la communauté, les coopératives de crédit, open source, crypto-monnaies, coopératives d’habitation, coopératives de travail, sociétés mutuelles et communautés d'intention. Il y a encore beaucoup de gens, créant des alternatives coopératives et non hiérarchiques au système de commandement et de contrôle élitiste, corrompu, corporatif et mu par le profit. Vous pouvez maintenant  facilement les trouver et les soutenir.
L’histoire des 17 villages inspirants de Ruvuma (l’un d’eux est toujours considéré comme un village Ujamaa) peut maintenant se propager largement ; et Millinga aujourd'hui décédé, peut devenir un héros pour une nouvelle génération, grâce à l’ouvrage inspirant de Ibbott (qui est toujours en vie et habite en Écosse), qui n’a quasiment jamais été publié. Je vous conseille de l’acheter, de le lire, de le donner à quelqu'un d’autre et de faire circuler l’information.
Re-blogue de The Land Magazine

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